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zumeurs...
1 septembre 2011

Cinéma


La dernière… balle !
 
Mise en abîme !

Nous sommes samedi soir, et comme chaque samedi soir depuis un an aujourd’hui, je sais très bien que je ne vais pas arriver à dormir.
Il y a de cela douze mois, j’embrassais une dernière fois ma petite amie avant de sortir du bistrot où nous venions de prendre un café. Comme d’habitude j’étais en retard à mon boulot, ce qui arrive tous les samedis soirs car je sais que c’est le moment de la semaine où il y a le plus de monde et je n’aime pas la foule… d’ailleurs mon métier me va bien pour ça : je suis projectionniste dans un grand complexe de cinéma.
Avant de rejoindre ma cabine je saluais en courant les caissiers débordés qui jonglaient avec les cartes bleues, billets et autres pièces de monnaie. J’adressais comme toujours un grand bonjour à Simone, sympathique et belle femme de cinquante ans et accessoirement ouvreuse de la salle quatre, en lui lançant la même blague que tous les jours :
— Simone ! T’es bonne !
— Arrête de dire des âneries et file dans ta cabine, on fait entrer les gens dans un quart d’heure ! Me répondait-elle, comme chaque soir.

Un quart d’heure c’était plus qu’il ne m’en fallait pour tout mettre en place car, à la différence de la vie en société où je suis une vrai paresseux, la solitude et la chaleur de ma cabine avaient sur moi un effet euphorisant et me transformaient pour un instant en une machine de travail. Je saisissais la première bobine du film que je devais projeter ce soir là pour la première fois, « La dernière balle » et je disposais les suivantes derrière moi. Je remarquai à cet instant sur le flanc de la cinquième bobine une grosse croix rouge, alors qu’elles sont normalement vierges de toutes marques extérieures. Je n’y prêtais pas vraiment d’attention, supposant qu’il s’agissait là d’un repère pour le distributeur.

Les publicités terminées je plaçais la première bobine dans le projecteur, déclanchant l’habituel grondement de satisfaction générale parmi le public impatient qui attendait depuis tant de mois ce film, relatant la vie d’un héros dans les tranchées de la Normandie de 1944. Tout en manipulant les appareils dans ma cabine, je découvrais au rythme du cliquetis du projecteur une œuvre plutôt émouvante sur l’histoire d’un jeune soldat au milieu de l’enfer de la seconde guerre mondiale. Le film, comme j’avais pu le lire dans la presse, racontait
les histoires vraies d’un soldat américain et, en parallèle celle d’un dirigeant allemand, responsable de la dépor- tation et de la mort de plusieurs dizaines de milliers de civils juifs, qu’une balle avait atteint en pleine poitrine, mais que la vie et un tribunal militaire corrompu avaient injustement laissé vivant, et qui avait disparu depuis. Le jeune soldat ne devait pas avoir la même chance puisqu’il devait mourir au pied de l’église de Carentan, par la dernière balle du dernier fantassin allemand du village.
Toute comme l’était le public dont les visages éclairés par l’écran ouvraient des yeux ronds comme des billes, j’étais bercé par le flot du récit et de mon travail, et je remarquais que j’avais enclenché la bobine à la croix rouge seulement après l’avoir installée sur le projecteur.

À cet instant j’entendis un bruit faible mais très aigu s’écouler de mon projecteur, un bruit à peine perceptible qui ne ressemblait en rien à ceux qui précèdent une panne, que je savais reconnaître entre mille. Dans le même temps se mit à rayonner la croix rouge et s’intensifier la luminosité de l’écran jusqu’à en devenir éblouissante. Je ne sais plus si ce qui m’étonna le plus était alors le calme qui régnait dans la salle (plus un murmure, pas même un mouvement, tous les gens s’étaient redressés dans leurs sièges la bouche ouverte) ou les reliefs incertains qui se dessinaient sur le l’écran, alors incroyablement passé de l’état plat à celui de la surface de l’eau en ébullition. Tous ces évènements se déroulaient sous mes yeux dans un silence si pesant que j’aurais cru être devenu sourd si je n’avais pu toujours percevoir le battement affolé  de mon cœur dans mes oreilles et le sifflement de la bobine qui devenait toujours plus présent et précis. La scène à l’écran était elle aussi silencieuse mais pour des raisons de scénario, car le soldat américain tenait en joue un soldat allemand et tous deux s’échangeait le pénétrant et haineux regard qui précède un meurtre.

Tout s’enchaîna à partir de cet instant. Le sifflement se changea le temps d’une seconde en un hurlement aigu et transperçant, qui criait “Meurs !” dans une dizaine de langues simultanément. Dans cette même seconde je vis le soldat américain presser la détente et tuer son ennemi à l’écran, mais la balle poursuivit son chemin jusqu’à percer l’écran et se retrouva fendant l’air de la salle du cinéma. Aucun des spectateurs ne réagit, tous restèrent bouche ouverte devant l’écran qui décrivait encore des vagues, même lorsque la pièce de métal alla se loger dans la bouche béante d’un vieillard assis au cinquième rang.

Je poussai alors un cri d’épouvante et je m’apprêtais, bien qu’effrayé par la situation, à voler au secours de l’homme qui s’était écroulé dans son fauteuil sous mes yeux. Je fus arrêté net dans mon élan par un retour
à la normal qui me surprit tout autant qu’avait pu le faire le gémissement du projecteur. J’observais alors que l’écran était à nouveau plat, que sa luminosité était parfaite, que la bobine à la croix rouge projetait sans bruit la suite du film, que les gens avaient recommencé à manger leur pop-corn et à s’embrasser affalés dans leurs fauteuils, et que le vieil homme du cinquième rang semblait endormi, ce qui ne dérangeait pas ses voisins qui ne se préoccupaient pas de lui.
La projection terminée et les lumières rallumées, je me précipitais vers l’écran en me faufilant à travers les spectateurs satisfaits qui reboutonnaient leurs manteaux, et je passais ma main sur la toile à l’endroit où la balle l’avait percée peu avant. Rien, pas même la trace d’une éraflure. Je prenais le temps d’examiner chaque recoin du grand écran blanc, décidé à y trouver une trace du coup de feu. Mes recherches furent vaines et quand je me retournai, je vis la salle vide à l’exception du vieux monsieur du cinquième rang, manifestement toujours endormi. En m’approchant de lui je fus rassuré de voir sa nuque intacte, mais j’étais néanmoins inquiet de son immobilité. Après l’avoir secoué plusieurs fois par l’épaule pour le réveiller, mon cœur s’emballa lorsque je le pris par la main, et que la froideurde ses doigts me fit réaliser que son corps était sans vie.
Après avoir averti les services d’urgence, je restais assis dans le cinéma, immobile et choqué, et j’observais les pompiers qui emportaient le corps inanimé du vieil homme. Simone m’avait rejoint et, consciente de mon état, m’avait dit :
— Je sais que tu es sous le choc, tu devrais rentrer chez toi, ne reste pas ici.
Je décidais de suivre ses conseils et je m’en retournais à mon appartement. Il était aux alentours de onze heures du soir lorsque qu’un flash d’information me tira de l’état d’apathie dans lequel me plongeait le souvenir de cette soirée…
“Flash spécial d’information. Ce soir a été retrouvé le corps sans vie de Frantz Kruger, accusé de crime contre l’humanité pour son implication dans les déportations de seconde Guerre Mondiale qui avait disparu depuis 1945. Le corps sans vie du vieil homme a été retrouvé dans un cinéma de la ville de Paris, alors qu’on y projetait La dernière balle, un film qui retrace partiellement son histoire et avec elle une des plus grandes erreurs de la justice militaire. Selon les services médicaux Frantz Kruger serait décédé suite à une crise cardiaque durant la séance…”

Je décidai d’éteindre la télévision qui ne me dirait décidemment rien de plus que je ce que j’avais vu, si ce n’est que j’étais manifestement le seul à savoir ce qui s’était vraiment passé. Je m’allongeais, épuisé et bien décidé à ne plus toucher une bobine pendant un très long temps. Puis je fermais mes yeux pour m’endormir, lorsque dans ma tête se mit à résonner un chant harmonieux qui m’empêcha de dormir toute cette nuit là, et toutes celles des autres samedi depuis un an. Dans ce chant j’entendais des voix d’hommes, de femmes et d’enfants répéter inlassablement le mot  “merci” dans dix langues différentes.


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