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zumeurs...
9 juillet 2011

Les rustiques


Le Sermon… difficile !
 
Amour toujours !

Le curé de Melotte paissait depuis trente longues années le petit troupeau que le Seigneur, par l’intermédiaire de son archevêque, Jacques-Marie-Adrien-Césaire-Fulgence Mahieu, avait commis à sa garde.
Il avait marié les vieux, baptisé les jeunes, enterré les aïeuls, catéchisé des générations de moutards et malgré ses soins vigilants et sa ferme douceur, malgré toutes ces qualités, dis-je, et d’autres encore, il avait vu — son Dieu savait avec quels serrements de cœur — la foi baisser lentement comme l’eau d’un vivier dont la source est tarie, et son église, sa chère petite église, se vider peu à peu chaque dimanche.
Il savait pourtant qu’il n’était pour rien dans ce malheur des temps et qu’un pareil et désolant malaise sévissait dans les paroisses d’alentour et même ailleurs et presque partout.
L’indifférence en matière de foi était devenue de règle, car d’hostilité on n’en sentait point trop encore ; à peine sourdait-elle, peut-être, dans quelques propos sacrilèges que les mauvaises langues : francs-maçons, libres-penseurs, anarchistes, parpaillots, ennemis déclarés de Dieu et de ses ministres, brebis galeuses fort rares heureusement dans son troupeau, s’essayaient malicieusement dans l’ombre à propager.
Car si ses paroissiens préféraient aux flots de son éloquence dominicale et sacrée déversée ex cathedra ou jetée simplement de la table de communion, le plaisir plus positif de la partie de quilles et de l’apéro sous la tonnelle de l’ami Nestor, dit Castor, aubergiste patenté, il n’en était pas moins vrai qu’aux grands dimanches, à Pâques, à la Pentecôte, à la Fête-Dieu, voire à la Saint-Pierre, fête patronale, ainsi qu’à l’Assomption, à la Toussaint et à Noël, tous les hommes, jeunes et vieux, avec les femmes et les enfants, se trouvaient là au grand complet.
De même si beaucoup, si la plupart, pour ne pas dire tous, négligeaient depuis de longues années leur devoir pascal, il ne s’en trouvait pas un qui, à l’heure dernière, n’appelât à son chevet ce brave vieux bougre qui les avait vus vivre et les avait aidés en tout temps de ses bons conseils et de ses encouragements amicaux.
Le curé de Melotte était donc encore universellement aimé et respecté : n’était-il pas un des plus vieux du village et des plus anciens de la paroisse ! Mais il n’était plus craint. Ses foudres de carton, ses tonnerres lointains, l’évocation des bûchers infernaux, la promesse des félicités paradisiaques dans un éden, somme toute, passablement morne et fort problématique, ne faisaient plus guère frémir que quelques vieilles dévotes et les gosses de neuf à onze ans qui, sous sa paternelle férule, préparaient, plus ou moins sagement, leur première communion.
Ce n’était pourtant pas que ses conseils fussent mauvais ni que ses défenses fussent exagérées ; il ne s’était jamais permis, comme beaucoup de ses collègues, d’interdire aux jeunes, voire aux adultes et aux vieux, si ça leur disait, de danser à leur saoul le soir de la fête patronale et même tout autre dimanche quand la moisson était abondante ou que la vendange était bonne ; de même il n’avait jamais gardé rancune à un cultivateur ou à un vigneron qui avait pris, par hasard, et sans la lui demander, l’autorisation de travailler les jours habituellement consacrés au Seigneur.
Il se bornait à des recommandations anodines et des conseils mitigés : ne buvez pas tant d’apéritifs, un verre de bon vin fait beaucoup plus de bien ; ne dites donc pas de gros mots devant les enfants, ils ont bien le temps de les apprendre tout seuls ; à quoi sert de se disputer et de s’en vouloir, nous n’avons déjà pas tant de jours à passer sur terre !
On le voit, le curé de Melotte n’exagérait pas dans le sens de l’intolérance religieuse. Au début, il s’était demandé souvente fois si son indulgence n’était pas simplement une coupable faiblesse ; mais il s’était bien aperçu, aux résultats obtenus par quelques collègues intransigeants et sévères, que sa méthode, à lui, était la seule bonne à l’heure actuelle, puisqu’elle lui permettait, du moins, de rattraper au moment suprême les brebis perdues et de les remettre dans la bonne route.
D’autre part, cette mansuétude et cette bonté vraiment chrétiennes lui avaient assis, parmi les ouailles, une solide réputation de brave et d’honnête homme, malgré certaine histoire, scabreuse au premier abord, mais dont on connaissait le fin mot, et que faisaient courir dans la région les quatre ou cinq mauvaises langues citées plus haut.
Au fond, rien n’était plus simple ni plus innocent, oyez plutôt :
Un soir quelconque de mardi gras, le curé de Melotte, avec quelques amis, avait, comme tout le monde, un peu festoyé et mangé et bu un peu plus peut-être que de coutume. Ce très léger excès, péché de gourmandise dont il s’accusait d’ailleurs véhémentement, et duquel il n’était guère coutumier, l’avait vivement dérangé, de sorte que le lendemain, à l’heure de l’office, un accident subit le contraignit précipitamment à changer de pantalon. La messe du jour des Cendres finissait de sonner ; il n’eut que le temps de réendosser prestement sa soutane et de filer en hâte à la sacristie pour revêtir les habit sacerdotaux.
Tout alla bien d’abord, madame lorsque l’heure vint de frotter de cendres le front de ses paroissiens en leur répétant la formule latine consacrée : Memento quia pulvis es, “Souviens-toi que tu n’es que poussière”, il se troussa vivement afin d’atteindre dans sa poche la petit boîte métallique préparée et contenant la poudre grise nécessaire à la cérémonie.
Il ne la sentit point, se tâta vivement de l’autre côté, ne la trouva pas davantage et, dans son trouble, oubliant le lieu dans lequel il se trouvait et la gravité de l’heure, il s’exclama à mi-voix :
— Sapristi, j’ai oublié tout ce qu’il me faut dans ma culotte !
Le mot ne fut point perdu, et voilà comment naissent les légendes et se fondent les réputations calomnieuses ; cela passa en proverbe et l’on en vint à dire d’un gaillard qui… d’un gaillard que… d’un gaillard enfin… d’un gaillard :
— Ah, ah ! il est comme le curé de Melotte, il a tout ce qu’il lui faut dans sa culotte, laissant entendre des choses… enfin, n’insistons pas.
Nonobstant, les gens de bonne foi, et c’est de ceux-là seuls que compte l’opinion, savaient à quoi s’en tenir sur cette fable, et sa vieille réputation restait vierge de tout soupçon et nette de toute souillure.
Or, depuis quelque temps, le curé de Melotte devenait inquiet, il s’attristait, s’aigrissait, se montait et se mettait dans de saintes colères.
Sans doute les gamins qu’il évangélisait n’usaient pas toujours entre eux et avec leurs camarades des villages d’une politesse et d’une mansuétude qui rappelaient la vieille galanterie française et la charité chrétienne, ils s’engueulaient et se rossaient avec conviction et fréquemment ; les hommes plus que de raison s’attardaient chez l’ami Castor ; les femmes bavardaient peut-être plus longtemps encore que jadis ; mais que tout cela était peu de chose !
Ce qui tourmentait et désolait et retournait le curé de Melotte, c’était le dévergondage des filles et des garçons du pays.
Depuis longtemps déjà il soupçonnait la chose, car de l’apprendre en confession il n’y fallait guère compter ; à partir de quinze ou seize ans tous s’émancipaient et se dispensaient de cette corvée ennuyeuse : des galopins qu’il avait baptisés et calottés jadis, des gamines qu’il avait vues en nattes et en jupes courtes ! Hélas ! c’était bien le cas de le dire, il n’y avait plus d’enfants !
On lui avait fait des rapports, et lui-même avait vu, vu souvent, vu, oui, de ses propres yeux.
Oh ! évidemment non ! N’allez pas croire des choses… et qu’il fût tombé sur des couples, des couples… parfaitement ; bien sûr que non ! D’abord il n’aurait jamais osé s’approcher, il aurait fui plutôt ; tout spectacle immodeste est un péché qui peut être mortel.
Mais, de loin, il avait remarqué qu’on se relevait trop vivement à son approche, qu’on rabattait et défroissait des tabliers et des jupes, que le garçon avait un air embarrassé, gauche et drôle. Il ne pouvait point douter.
Longtemps cependant il s’était tu, se contentant, lorsqu’il les rencontrait, de dévisager sévèrement les coupables : ils avaient rougi les premières fois, mais avaient continué. Alors, à part, entre quatre-z-yeux, il les avait attrapés, admonestés, menacés : ils avaient nié énergiquement. Il avait entrepris ensuite, à mots couverts, et en restant dans le domaine des généralités, les parents : les parents avaient souri en haussant les épaules :
— Voyons, m’sieu le curé, à vingt ans, on peut bien embrasser les filles.
Non, ils ne voulaient rien savoir ni les uns, ni les autres ; ils étaient comme les impies du psaume : In exitu Israël de Ægypto, ils avaient des oreilles et n’entendaient point, des yeux et ne voulaient point voir.
Tout de même, il ne pouvait pas aller dire aux mamans : Sapristi, mais gardez donc un peu mieux vos filles ou elles se feront… manger du loup !
Il le dit : on l’accusa de radoter.
À la fin, cela devenait grave ; sa conscience le tourmentait, parlait, criait, hurlait, lui ordonnait d’agir, d’agir sans retard.
Ces enfants, sous ses yeux, perdaient leur âme, sans compter que leurs corps…, car enfin, c’est une malhonnêteté pour une jeune fille qui se marie, sinon pour un garçon, de donner comme intégral un… capital ébréché. Oui, parfaitement, c’est malhonnête !
Si encore elles avaient fait des gosses ! Si l’une d’entre elles seulement, n’importe laquelle, avait eu un enfant, peut-être que les autres pères et mères auraient enfin ouvert l’œil. À quelque chose malheur est bon !
Mais non, et c’est bien ce qui décelait leur profonde perversité, pas une ne se laissait pincer ! L’immoralité du siècle était hypocrite et se répandait lentement comme une tache d’huile, souillant son village. Du moment que rien n’éclatait, les parents, les malheureux ! faisaient la sourde oreille ; ils riaient même, les coupables !
— Oui, c’était son devoir de les avertir ; il fallait qu’il le fît, qu’il le fît avec force, qu’il le fît avec éclat, qu’il le clamât en pleine chaire, un beau dimanche, car cela devenait scandaleux à la fin !
Sur les bords du Doubs, dans le sentier qui longe les vignes d’abord et le bois ensuite, l’herbe tendre, l’ombre fraîche, l’eau limpide, le silence, la solitude, et je pense “quelque diable aussi les poussant”… C’était là, oui là, sous ces ombrages propices au doux repos et aux austères méditations que tous les jours, tous les matins, de dix heures à midi, les couples revenant du marché s’arrêtaient et faisaient des stations, des stations… trop longues pour être honnêtes.
Le curé de Melotte réfléchit à tout cela : il y songea le long des jours et pendant ses veilles et durant ses nuits blanches.
La Pentecôte approchait : c’était le moment de profiter. Les hommes viendraient en grand nombre à l’office ce jour-là, d’autant qu’il saurait leur mettre l’eau à la bouche : “Venez à la messe, ne manquez pas mon prône surtout, j’ai quelque chose de très sérieux, de très intéressant, de très grave à vous apprendre ; venez, vous verrez que vous ne vous en repentirez pas.”
Ainsi, c’était décidé ; ce jour-là il frapperait le grand coup ; il leur dirait leur fait à tous, aux coupables comme aux parents qui ne l’étaient pas moins ; il mettrait le doigt sur la plaie, les points sur les i, afin qu’on sût bien de quoi il s’agissait et que les responsabilités fussent bien fixées.
Pourtant la chose en soi était grave ; ce n’est pas tout de dire : vos filles sont des dévergondées et vos garçons des chenapans ; mais… il n’y aurait pas que des vieillards et des adultes à l’église, il y aurait aussi des enfants.
Se pourrait-il que lui, prêtre, pasteur d’âmes, s’oubliât à proférer des paroles imprudentes, des mots qui pourraient choquer ces oreilles innocentes, éveiller des pensers mauvais, épandre comme une buée impure sur le cristal limpide de ces petits cœurs, vierges et neufs ! Malheur à l’homme par qui le scandale arrive !… il fallait que seuls comprissent ceux qui devaient comprendre.
Le curé de Melotte pria ; il demanda à son Dieu de lui dicter les paroles qu’il devait prononcer et, le dimanche suivant, très ému, mais ferme en son dessein, plein de certitude où il était que l’avait inspiré la divine sagesse, il commença :
In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti. Amen.
Mes frères, mes très chers frères,
Depuis trente ans, vous le savez, que Dieu m’a confié le soin de vivre parmi vous, j’ai éprouvé bien des douleurs et bien des joies.
Vous ne doutez pas que j’ai toujours fait tout ce qu’il m’a été possible pour vous garder dans le bon chemin et vous aider à faire votre salut. On ne m’a pas toujours écouté et je le déplore ; je le regrette pour vous, mes frères, pour vous, mes sœurs, et pour moi aussi, car le Seigneur, un jour, me demandera compte des brebis que j’ai laissées s’égarer.
Mon cœur a saigné bien souvent, car je vous aime comme il est écrit et n’ai pu supporter sans souffrance le spectacle de vos misères spirituelles.
C’est pour cela que je dois, comme un père, vous parler durement, et qu’aujourd’hui ma conscience et mon devoir m’ordonnant de ne plus me taire, je ferai violence à mes sentiments naturels pour dire ce qu’il faut que je dise, car il y va de votre âme, du salut de votre âme immortelle, mes frères.
C’est surtout à vous, pères et mères, que je m’adresse. Écoutez-moi :
Tous les matins vous envoyez vos fils et vos filles porter les légumes au marché, et de ceci je ne vous blâme point, car vous vous dites : ils sont jeunes et nous sommes vieux, leurs jambes sont plus solides que les nôtres, et ce qui serait pour nous une fatigue et une corvée est pour eux un exercice et un délassement ; c’est parfaitement juste.
Mais savez-vous bien, mes sœurs, ce qui se passe au marché ? Non, vous ne le savez pas et je vais vous l’apprendre.
Lorsque le travail est terminé, que les légumes sont vendus, que les fruits sont livrés, les garçons invariablement, font aux filles la proposition suivante : si tu veux payer un gâteau, j’offrirai une bouteille avec du pain et du fromage ou du saucisson. On accepte toujours, mes frères.
Vous me dites : Quel mal y a-t-il à cela ? et je réponds : Aucun, mes frères ; ces jeunes gens ont travaillé, marché, couru, parlé, discuté, ils ont bon appétit, ils ont faim et ils ont soif, il est tout naturel qu’ils veuillent se restaurer et je pense comme vous.
Cependant, ce saucisson et ce gâteau, le mange-t-on en ville ? ce litre de vin, le boit-on sur une table de restaurant ? Non, mes frères, et j’appelle ici toute votre attention.
Ce petit repas ne se consomme qu’au retour, le long du bois, au bord du Doubs.
— C’est charmant, vous exclamez-vous ! Il est certes beaucoup plus agréable de manger sur l’herbe qu’enfermé dans une salle malpropre et au milieu d’une atmosphère viciée.
Encore ici vous avez raison.
Mais, je continue. On s’en vient donc deux à deux et quand on a trouvé dans un petit coin, au bord du bois, un endroit paisible et solitaire, on déballe les provisions et l’on s’assied.
Proprement, pour ne pas la salir, la fille relève sa jupe, et, sur son jupon, sur son jupon tendu, mes frères, tendu comme une nappe, comme une nappe, vous m’entendez bien, mes sœurs, on étale victuailles, pain, vin et gâteaux, et l’on mange.
— Mais c’est parfait.
— C’est parfait, n’est-ce pas ; oui… c’est parfait, mais, sapristi, continua-t-il alors s’excitant, s’échauffant, devenant tout rouge et furieux, c’est parfait ! oui, eh bien ! quand on a mangé, quand on a bu, quand on a causé, quand on a ri, savez-vous ce qui se passe ? Le savez-vous, dites ? Non ! Eh bien, moi, je vais vous le dire !
— Eh bien, scanda-t-il, frappant à grands coups de poing le bord de la chaire, eh bien ! mes frères, oui, oui, eh bien ! le garçon, le garçon fait sauter la nappe, fait sauter la nappe, vous m’entendez, et il grimpe sur la table… Voilà ! Voilà ! Voilà !
Et il descendit de sa chaire, plus rouge et plus excité que jamais, les yeux lançant des éclairs et brandissant vers la nef un poing terrible et vengeur.
Les mauvaises langues répètent que, dans son trouble, il ajouta : “C’est la grâce que je vous souhaite à toutes”, mais je me suis renseigné à bonnes sources, et je proteste, et l’on peut me croire : c’est une pure calomnie.

Les Rustiques — Louis Pergaud est un instituteur et romancier français né à Belmont (Doubs), le 22 janvier 1882 et mort à la guerre le 8 avril 1915, peu après la bataille de la Woëvre, près de Marchéville-en-Woëvre (Meuse). En 1912 il écrit La Guerre des boutons, roman de ma douzième année. — Via WikiPedia.


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