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zumeurs...
29 mars 2010

Fantastique (news) !


Le… portrait ovale !
 

Le château dont mon valet de chambre s’était hasardé à forcer l’entrée plutôt que de me laisser, grièvement blessé comme je l’étais, passer une nuit à la belle étoile, était un de ces édifices sombres et grandioses qui ont si longtemps menacé les Apennins, dans la réalité non moins que dans l’imagination d’Anne Radcliffe. Selon toute apparence, il avait été momentanément et tout récemment abandonné. Nous nous établîmes dans une des pièces les plus petites et les moins somptueusement meublées. Elle était située dans une tourelle éloignée. La décoration en était riche, mais en lambeaux et passée de mode. Les murs étaient tendus de tapisseries et ornés d’une quantité de trophées de formes diverses, ainsi que d’un nombre extraordinaire de tableaux modernes pleins de verve, dans des cadres d’or richement ciselés d’arabesques. Ces tableaux, qui étaient accrochés non seulement aux parois principales, mais jusque dans les nombreux recoins que nécessitait la bizarre architecture du château ; — ces tableaux, peut-être à cause du délire qui commençait à me gagner, m’avaient inspiré un profond intérêt ; en sorte que je dis à Pédro de fermer les lourds volets de la chambre, — puisqu’il était déjà nuit, — d’allumer un haut candélabre qui était à la tête de mon lit, — et d’ouvrir tout grands les rideaux de velours noir à franges qui entouraient le lit lui-même. J’avais donné cet ordre afin de pouvoir, dans le cas où je ne dormirai pas, m’occuper alternativement à contempler ces tableaux, et à lire un petit livre qui avait été trouvé sous le traversin, et qui avait pour objet de les critiquer et de les décrire.

Je restai longtemps, bien longtemps absorbé dans cette lecture et dans cette ardente contemplation. Les heures fuyaient avec rapidité et minuit vint. La position du candélabre me déplut, et allongeant la main avec peine plutôt que de troubler mon domestique qui s’était endormi, je le plaçai de façon à diriger sa lueur plus en plein sur le livre.

Mais ce déplacement eût un effet que je n’avais point prévu. La clarté des nombreuses bougies (car il y en avait beaucoup) tomba sur un enfoncement qu’une des colonnes du lit avait jusque-là tenu dans une obscurité profonde, et j’aperçus, vivement éclairée, une peinture que je n’avais pas encore remarquée : c’était le portrait d’une jeune fille à l’âge où elle devient femme. Je jetai sur le tableau un coup d’œil rapide, puis je fermai les yeux. Pourquoi je fis cela, je ne m’en rendis pas d’abord bien compte moi-même. Mais, tandis que mes paupières étaient ainsi fermées, j’en cherchai la raison dans mon esprit. C’était un mouvement instinctif pour me donner le temps de la réflexion, — pour m’assurer que ma vue ne m’avait pas trompé, — pour dompter mon imagination, et avoir le regard plus calme et plus sûr. Au bout de quelques instants, je regardai de nouveau et fixement le portrait.

Que je visse juste à présent, je n’en pouvais ni n’en voulais douter ; car la première lueur des bougies sur cette toile avait paru dissiper la torpeur qui s’emparait de mes sens.

Le portrait, je l’ai dit, était celui d’une jeune fille. On n’en voyait que la tête et les épaules ; les bras, la poitrine et même le bout de ses brillants cheveux se perdaient dans l’ombre vague mais profonde qui formait le fond du tableau. Le cadre était ovale, richement orné de dorure et de filigrane à la moresque. Comme chose d’art, rien n’était plus admirable que la peinture elle-même. Mais ce ne pouvait être ni l’exécution du tableau ni l’immortelle beauté du modèle qui m’avaient si subitement et si fortement ému. Encore moins pouvait-ce être mon imagination qui, réveillée en sursaut de son dernier sommeil, aurait pris cette tête pour celle d’une personne vivante. Je vis tout de suite que les singularités du dessin et du cadre auraient chassé soudain une telle idée, — m’auraient empêché de la conserver un seul instant. Réfléchissant sérieusement à tout ceci, je demeurai une heure peut-être, moitié assis, moitié couché, les yeux fixés sur le portrait. Enfin, ayant découvert le véritable secret de cette impression, je m’étendis tout à fait dans mon lit. Le merveilleux attrait de la peinture résidait dans l’expression vivante de cette physionomie, qui, après m’avoir étonné d’abord, finissait par me confondre, me subjuguer et m’épouvanter. Saisi d’une terreur respectueuse, je replaçai le candélabre dans sa première position. La cause de ma profonde agitation étant ainsi éloignée de ma vue, je pris avidement le volume qui discutait les peintures et en donnait l’historique ; et cherchant le numéro qui désignait le portrait ovale, je lus les paroles vagues et naïves que voici :

“C’était une jeune fille d’une beauté rare, et non moins enjouée que charmante. Et malheureuse fut l’heure où elle vit, et aima, et épousa le peintre : lui, passionné, studieux, austère, et ayant déjà une épouse dans la peinture ; elle, jeune fille d’une rare beauté, et non moins enjouée que charmante ; tout lumière et tout sourire, et folâtre comme un jeune faon ; ayant le cœur ouvert à toutes choses ; détestant seulement la peinture, qui était sa rivale, redoutant seulement la palette et les pinceaux, et autres instruments malencontreux qui lui disputaient la vue de son amant. Aussi fut-ce une terrible chose pour cette dame d’ouïr le peintre parler de son désir de faire le portrait de sa jeune épouse. Mais elle était humble et obéissante, et elle posa docilement pendant maintes semaines dans la sombre et haute chambre de la tourelle, où la lumière ne tombait que d’en haut sur la toile pâle. Mais lui, le peintre, se faisait gloire de son ouvrage, qu’il continuait d’heure en heure et de jour en jour. Et cé’tait un homme passionné, impétueux et pensif, qui s’absorbait dans ses rêveries : en sorte qu’il ne *voulut* pas voir que la lumière qui tombait si lugubre dans cette tourelle isolée, détruisait la santé et l’enjouement de son épouse, qui dépérissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant elle continuait toujours de sourire sans jamais se plaindre, parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait une haute renommée) prenait un ardent plaisir à sa tâche, et travaillait jour et nuit à peindre celle qui l’aimait tant, mais qui chaque jour perdait de sa gaieté et de ses forces. Et en vérité ceux qui avaient vu le portrait parlaient de sa ressemblance à voix basse, comme d’une grande merveille, et y voyaient la preuve du talent du peintre non moins que de son profond amour pour celle qu’il peignait si incroyablement bien. Mais lorsque le travail tira vers sa fin, personne ne fut plus admis dans la tourelle ; car le peintre était emporté par l’ardeur du travail, et détournait rarement ses yeux de la toile, même pour regarder le visage de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les teintes qu’il répandait sur la toile étaient enlevées aux joues de celle qui posait devant lui. Et quand plusieurs semaines furent passées, et qu’il ne resta que peu de chose à faire, rien qu’un coup de pinceau à la bouche et une teinte sur l’œil, la gaieté de la dame se ranima comme la flamme dans le bec de la lampe. Et alors le coup de pinceau fut donné, et alors la teinte fut posée ; et, pour un moment, le peintre resta en extase devant l’œuvre qu’il avait terminée ; mais, le moment d’après, tout en la contemplant encore, il devint tremblant et très pâle, et, frappé d’effroi et s’écriant d’une voix forte : “C’est vraiment la vie elle-même !” il se tourna soudain pour regarder sa bien-aimée : elle était morte !”

Portrait

La première publication par A. E. POE fut donnée dans le Graham’s Magazine d’avril 1842, sous le titre : Life in Death.
Illustration d’Auguste RACINET

Via Almasty.


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